" Texte traduit du Gaelique et adapté en Français par Roger Chauviré "
Au temps où le peuple-fée, qui habite sous terre ses palais des collines se choisit un roi après la bataille de Tailtinn, quand Lîr apprit qu'on donnait la couronne à Bôv Derg, son déplaisir fut grand. Il quitta l'assemblée sans prendre congé ni dire mot à personne, car c'était lui, pensait-il, qu'on aurait dû faire roi. Mais si lui s'en alla, on n'en donna pas moins la couronne à Bôv Derg, aucun des cinq concurrents ne la lui enviant, sauf Lîr. Et ce qu'on résolut fut de poursuivre Lîr, brûler sa maison forte, l'assaillir lui-même avec la pique et 1'épée, pour le punir de ne pas s'incliner devant le roi qu'on avait choisi.
- Nous n'allons pas faire cela, dit au contraire Bôv : ce guerrier défendrait n'importe quelle place qu'il occupât ; et d'ailleurs, en suis-je moins roi du peuple-fée parce qu'il refuse de plier devant moi ?
Tout alla de la sorte pendant un assez long temps ; mais enfin un grand malheur tomba sur Lîr: il perdit sa femme, morte après une maladie qui dura trois jours. La chose fut très cruelle, et il avait de la morte un lourd regret dans le cœur.
On parla beaucoup de cette mort en ce temps-là et la nouvelle en circula dans toute 1'Irlande, et elle arriva jusqu'au palais de Bôv quand il avait autour de lui les pnncipaux du peuple-fée. Et Bôv dit :
- Si Lîr y tenait, mon amitié lui serait d'un grand secours, aujourd'hui que sa femme n'est plus. Car j'ai ici avec moi les trois jeunes filles les mieux faites, et du plus beau visage, et du meilleur renom qui soient dans toute l'Irlande, Év, Ifé et Ailve, filles d'Oilell, roi d'Arann, auxquelles je sers de père adoptif.
Ses hommes dirent qu'ils trouvaient son idée bonne, et qu'il disait vrai. On envoya messages et messagers, de la part de Bôv Derg, à I'endroit où vivait Lîr, lui mander que s'il lui plaisait de s'allier avec le fils de Dagda et le reconnaître souverain, il en recevrait l'un de ses enfants d'adoption. Lîr, appréciant l'offre, se mit en route le lendemain, avec cinquante chars, du Palais de la Blanche-Colline ; et il prit au plus court, pour atteindre le lieu où vivait Bôv, sur le lac Derg : on lui fit grand accueil, et les gens se montraient pleins d'allégresse et de bonne grâce, et sa suite et lui reçurent toutes sortes d’attentions cette nuit-là. Les trois filles d'Oilell, roi d'Arann, étaient assises sur le même siège que la femme de Bôv Derg, reine du peuple-fée, laquelle était leur mère adoptive. Bôv dit :
- Tu peux choisir entre les trois jeunes filles, Lîr.
-Je ne saurais dire, répondit Lîr, laquelle je préfère ; mais quelle qu'elle soit, l'aînée est la plus noble, et celle qu’il me sied mieux de prendre.
- Puisqu'il en est ainsi, reprit Bôv, c'est Év qui est l'aînée et je te la donne, si c'est ton vœu.
- C'est mon vœu.
II prit donc Év à femme cette nuit-là, demeura une quinzaine, et ensuite l'emmena dans son palais à lui, où il donnerait une grande fête pour leurs noces. Avec le temps, Év lui donna deux enfants, une fille et un fils, dont les noms furent Finuala Blanche-Épaule, et É. Après un temps encore, elle reprit le lit, et cette fois donna le jour à deux fils, qu'on appela Fiachra et Conn ; mais elle mourut à leur naissance. Ce fut à Lîr un lourd poids sur le cœur, et s'il n'avait eu la pensée arrêtée sur ses quatre enfants, il eut été bien près de mourir de chagrin.
La nouvelle parvint à la demeure de Bôv Derg, et tous jetèrent trois grandes, hautes lamentations, pleurant leur fille adoptive ; mais quand ils l'eurent pleurée, voici ce que dit Bôv :
- Nous sommes désolés de savoir notre fille morte, tant pour l'amour d'elle que pour l'amour de l'homme de cœur à qui nous I'avions donnée, et que nous remercions de sa fidélité. Mais l'amitié entre nous ne sera pas rompue, car je lui donnerai pour femme la sœur de l'autre, Ifé.
À cette nouvelle, Lîr vint chercher la jeune fille, l'épousa, et l'emmena chez lui dans son palais. Ifé aimait et honorait les enfants de sa sœur, car en vérité personne au monde ne pouvait voir ces quatre enfants sans leur donner l'amour de son cœur. Bôv Derg avait coutume d'aller souvent chez Lîr pour l'amour de ces enfants, comme aussi de les emmener chez lui pour un bon espace de temps, quitte à les laisser ensuite retourner dans leur maison.
À ce moment-là, le peuple-fée cé1ébrait la fête du Temps, sous chaque colline hantée, à tour de rôle ; et quand ils arrivèrent à celle où vivait Lîr, les quatre enfants, par leur beauté, faisaient la joie et le délice de tous. Ils avaient coutume de dormir en des lits sous les yeux de leur père, et Lîr se levait chaque matin au petit jour pour aller s’étendre parmi ses enfants. Mais ce qui advint de tout cela, c'est qu'Ifé s'enflamma d'un feu jaloux, et qu'elle prit les enfants de sa sœur en dégoût et en haine. Alors elle prétendit être malade d'une maladie qui dura près d'une année entière ; et au bout de ce temps-là, elle acheva un coup de traîtrise, jalousie et cruauté contre les enfants de Lîr. Elle fit mettre au joug les chevaux de son char, monter les quatre enfants, et tous roulèrent vers le palais de Bôv Derg. Finuala n'avait aucune envie de la suivre, car, à la voir, elle devinait qu'Ifé méditait leur mort ou leur perte, et elle avait connu en rêve qu'une trahison contre eux hantait l'esprit d'Ifé. N'importe, elle ne put échapper à ce qui l'attendait. Quand ils furent en route, Ifé dit à ses gens :
- Tuez maintenant les autres enfants de Lîr, qui m'ont ravi l'amour de leur père, et je vous donnerai le choix d'une récompense entre toutes les bonnes choses de ce monde.
- Nous n'en ferons rien, dirent-ils. C'est une mauvaise action qui t'est venue en tête, et tu la paieras un jour.
Et comme ils ne voulaient pas faire à son gré, elle-même prit une épée pour se défaire des enfants ; mais, n'étant qu'une femme, et sans grand cœur, ni grande résolution dans l'esprit, elle ne put aller jusqu'au bout. Ils continuèrent vers l'ouest et le Lac aux Chênes, où elle arrêta les chevaux. Là, Ifé dit aux enfants de Lîr d'aller se baigner dans le lac, et ils firent comme on leur disait ; mais ils n'étaient pas plutôt dans le lac qu'elle les toucha d'une baguette druidique, et jeta sur eux l'apparence de quatre cygnes, blancs et beaux.
Et elle leur dit :
- Partez, enfants du roi ! Votre bonne chance vous est à jamais ravie. Triste sera votre histoire à ceux qui vous aiment.
C'est parmi les vols d'oiseaux qu'on entendra pour toujours vos cris.
- Sorcière, car nous savons maintenant quel est ton nom, dit Finuala, tu nous as frappés sans recours ; mais, même si tu nous pousses de vague en vague, il y aura des jours où nous toucherons terre ; nous recevrons de l'aide quand on nous verra, de l'aide et tout ce qui pourra nous soulager ; même s'il nous faut dormir sur les eaux du lac, nos esprits s'envoleront bien loin de grand matin. C'est une cruauté que tu as faite, Ifé, c'est fin cruelle à ton amour que de nous perdre ainsi sans raison ; la vengeance te poursuivra, tu périras en punition de ton crime, car ton pouvoir pour nous perdre ne passe point, de ceux qui nous aiment, le pouvoir pour nous venger. Et maintenant, fixe un temps à la durée de cet enchantement.
- Je le ferai, dit-elle, et pis vous en prendra de l'avoir demandé. La limite que je pose est que l'enchantement dure aussi longtemps que la Femme du Sud ne rencontrera pas l'Homme du Nord. Et puisque vous voulez le savoir de ma bouche, ni amis ni puissance que vous ayez ne pourra jamais vous délivrer de la forme où vous êtes, jusqu'à ce que vous ayez vécu trois cents ans sur le Lac aux Chênes, trois cents ans sur la Passe de la Moyle entre Irlande et Écosse, trois cents ans à Port Domnann ; et telles seront vos étapes à partir de ce jour.
Mais une manière de repentir alors vint à Ifé, et elle dit :
- Puisque maintenant je n'ai plus d'autres secours à vous donner, au moins vous allez pouvoir garder votre langage ; vous chanterez aussi la douce musique des palais souterrains, si douce qu'elle berce jusqu'au sommeil les hommes de la terre, et il n'y aura point au monde musique qui égale la vôtre ; vous garderez encore la raison qui fut vôtre et la noblesse, en sorte qu'il vous pèse moins de demeurer sous la forme d'oiseaux. À présent, disparaissez de devant mes yeux, Enfants de Lîr, avec vos têtes blanches et votre hésitant langage irlandais. Dure malédiction sur de tendres enfants, que de se voir jetés dehors, au gré du vent farouche ! Neuf cents années sur l'eau, le temps a quiconque serait long pour souffrir. C'est moi qui par ma trahison vous imposerai 1'épreuve, le mieux pour vous maintenant est de faire comme je vous dis. Et lui, Lîr, à qui son javelot donna tant de victoires, maintenant en lui son cœur est un noyau de mort. Le gémissement du héros me rend malade, et pourtant c'est bien moi qui ai mérité son courroux.
Alors on saisit les chevaux d'Ifé, on les enjugua à son char, elle poursuivit sa route jusqu'au palais de Bôv Derg, et reçut grand accueil des principaux du peuple. Le fils de Dagda lui demanda pourquoi elle n'amenait pas les enfants de Lîr.
-Je te le dirai, répondit-elle. C'est que Lîr ne t'aime guère, et qu'il ne te confiera pas ses enfants, de crainte que tu ne les gardes tout à fait, et loin de lui.
- La chose m'étonne, repartit Bôv Derg, car j'aime ces enfants-là plus chèrement que les miens-mêmes.
Il pensait, à part lui, que c'était une fourberie de la femme, et ce qu'il fit, ce fut d'envoyer des messagers dans le nord, à la Blanche-Colline. Lîr s'enquit d'eux pourquoi ils venaient.
- À raison de tes enfants, dirent-ils.
- Ne sont-ils pas allés vous voir en compagnie d'Ifé ?
- Non. Et Ifé prétend que c'était toi qui ne voulais pas qu'ils vinssent.
Lîr, à cette nouvelle, eut le cœur brisé de tristesse, car il devinait bien qu'Ifé avait conçu la perte ou la mort de ses enfants. Donc, au petit jour le lendemain, on saisit ses chevaux, et il prit la route du sud-ouest. Quand il fut parvenu jusqu'aux bords du Lac aux Chênes, les quatre enfants virent les chevaux approcher, et Finuala dit :
- Bienvenue soit la troupe de chevaux que j'aperçois venir vers la rive du Lac ! Les hommes qu'ils portent sont puissants, on lit sur eux la tristesse : c'est nous qu'ils poursuivent, c'est nous qu'ils cherchent. Approchons-nous du bord, É, Fiachra, gracieux Conn ! Les arrivants ne sauraient être que Lîr et sa maison.
Lîr, étant venu à la pointe du Lac, s'aperçut que les cygnes avaient la voix de personnes naturelles, et leur demanda comment il se faisait.
- Je te le dirai, Lîr, répondit Finuala. Nous sommes tes quatre enfants à toi, que ta propre femme, sœur de notre mère, vient de perdre sous la poussée de sa jalousie.
- Est-il aucun moyen de vous faire reprendre votre forme ?
- Il n'en est point. Tous les hommes du monde entier n'y pourraient rien, jusqu'au jour où nous aurons fait notre temps, et cela ne peut être avant qu'aient passé neuf cents ans.
En oyant cela, Lîr et ses gens poussèrent trois grandes, lourdes clameurs de chagrin, douleur et gémissement.
- Aimeriez-vous, dit Lîr, venir à terre avec nous, puisque vous avez encore votre même raison et votre mémoire ?
- Nous n'avons, dit Finuala, congé de vivre avec aucun être humain à présent : il nous reste notre langage, l'irlandais, et nous pouvons chanter de suave musique, belle à réjouir toute la race des hommes qui pourrait 1'écouter. Passez la nuit ici, nous vous donnerons notre musique.
Lîr et sa maison, donc, firent halte en ce lieu, tendant l'oreille à la musique des cygnes, et cette nuit-là jouirent d'un doux sommeil. Lîr, le lendemain matin, se leva de bonne heure et fit cette chanson :
"Il est temps de quitter ce lieu,
Je ne puis y dormir bien que je sois couché.
Séparé de mes chers enfants,
Voilà qui tourmente mon cœur.
C'est un cruel filet que je jetai sur vous,
Le jour où j'amenai dans ma demeure Ifé.
Je n'aurais jamais formé ce dessein
Si j'avais su ! si j'avais su !
Finuala, gracieux Conn, É, Fiachra, mon fils aux beaux draps,
C'est malgré moi que je vous quitte,
Vous et le havre où vous vivez."
Alors, il poursuivit jusqu'au palais de Bôv Derg, où l'accueillit une bienvenue ; mais Bôv lui fit reproche de ne pas amener ses enfants avec lui.
- Hélas ! dit Lîr, ce n'est pas moi qui refuserais d'amener mes enfants. C'est cette Ifé là-bas, ta fille d'adoption et la sœur de leur mère, qui leur a imposé la forme de quatre cygnes sur le Lac aux Chênes, comme le peut voir tout le peuple d'Irlande ; mais ils conservent encore leur raison, leur esprit, leur voix et leur langage irlandais.
À ces mots, Bôv eut un violent sursaut, car il connut que Lir disait vrai et après un reproche acerbe à Ifé, il lui dit :
- Traîtrise qui pour toi-même, Ifé, finira plus mal que pour les Enfants de Lîr ! Quelle forme toi-même penserais-tu la pire qu'on pût t'infliger?
- La pire serait, je pense, d'être muée en un démon de l'air.
- Et c'est celle ou je vais te changer.
Sur quoi il la toucha de sa baguette druidique, et elle se trouva soudain tournée en un malin esprit de l'air, et en cette figure elle s'enfuit sur l'aile du vent, et elle y est encore, et elle y sera jusqu’à la consommation de la vie et du temps.
Au temps où le peuple-fée, qui habite sous terre ses palais des collines se choisit un roi après la bataille de Tailtinn, quand Lîr apprit qu'on donnait la couronne à Bôv Derg, son déplaisir fut grand. Il quitta l'assemblée sans prendre congé ni dire mot à personne, car c'était lui, pensait-il, qu'on aurait dû faire roi. Mais si lui s'en alla, on n'en donna pas moins la couronne à Bôv Derg, aucun des cinq concurrents ne la lui enviant, sauf Lîr. Et ce qu'on résolut fut de poursuivre Lîr, brûler sa maison forte, l'assaillir lui-même avec la pique et 1'épée, pour le punir de ne pas s'incliner devant le roi qu'on avait choisi.
- Nous n'allons pas faire cela, dit au contraire Bôv : ce guerrier défendrait n'importe quelle place qu'il occupât ; et d'ailleurs, en suis-je moins roi du peuple-fée parce qu'il refuse de plier devant moi ?
Tout alla de la sorte pendant un assez long temps ; mais enfin un grand malheur tomba sur Lîr: il perdit sa femme, morte après une maladie qui dura trois jours. La chose fut très cruelle, et il avait de la morte un lourd regret dans le cœur.
On parla beaucoup de cette mort en ce temps-là et la nouvelle en circula dans toute 1'Irlande, et elle arriva jusqu'au palais de Bôv quand il avait autour de lui les pnncipaux du peuple-fée. Et Bôv dit :
- Si Lîr y tenait, mon amitié lui serait d'un grand secours, aujourd'hui que sa femme n'est plus. Car j'ai ici avec moi les trois jeunes filles les mieux faites, et du plus beau visage, et du meilleur renom qui soient dans toute l'Irlande, Év, Ifé et Ailve, filles d'Oilell, roi d'Arann, auxquelles je sers de père adoptif.
Ses hommes dirent qu'ils trouvaient son idée bonne, et qu'il disait vrai. On envoya messages et messagers, de la part de Bôv Derg, à I'endroit où vivait Lîr, lui mander que s'il lui plaisait de s'allier avec le fils de Dagda et le reconnaître souverain, il en recevrait l'un de ses enfants d'adoption. Lîr, appréciant l'offre, se mit en route le lendemain, avec cinquante chars, du Palais de la Blanche-Colline ; et il prit au plus court, pour atteindre le lieu où vivait Bôv, sur le lac Derg : on lui fit grand accueil, et les gens se montraient pleins d'allégresse et de bonne grâce, et sa suite et lui reçurent toutes sortes d’attentions cette nuit-là. Les trois filles d'Oilell, roi d'Arann, étaient assises sur le même siège que la femme de Bôv Derg, reine du peuple-fée, laquelle était leur mère adoptive. Bôv dit :
- Tu peux choisir entre les trois jeunes filles, Lîr.
-Je ne saurais dire, répondit Lîr, laquelle je préfère ; mais quelle qu'elle soit, l'aînée est la plus noble, et celle qu’il me sied mieux de prendre.
- Puisqu'il en est ainsi, reprit Bôv, c'est Év qui est l'aînée et je te la donne, si c'est ton vœu.
- C'est mon vœu.
II prit donc Év à femme cette nuit-là, demeura une quinzaine, et ensuite l'emmena dans son palais à lui, où il donnerait une grande fête pour leurs noces. Avec le temps, Év lui donna deux enfants, une fille et un fils, dont les noms furent Finuala Blanche-Épaule, et É. Après un temps encore, elle reprit le lit, et cette fois donna le jour à deux fils, qu'on appela Fiachra et Conn ; mais elle mourut à leur naissance. Ce fut à Lîr un lourd poids sur le cœur, et s'il n'avait eu la pensée arrêtée sur ses quatre enfants, il eut été bien près de mourir de chagrin.
La nouvelle parvint à la demeure de Bôv Derg, et tous jetèrent trois grandes, hautes lamentations, pleurant leur fille adoptive ; mais quand ils l'eurent pleurée, voici ce que dit Bôv :
- Nous sommes désolés de savoir notre fille morte, tant pour l'amour d'elle que pour l'amour de l'homme de cœur à qui nous I'avions donnée, et que nous remercions de sa fidélité. Mais l'amitié entre nous ne sera pas rompue, car je lui donnerai pour femme la sœur de l'autre, Ifé.
À cette nouvelle, Lîr vint chercher la jeune fille, l'épousa, et l'emmena chez lui dans son palais. Ifé aimait et honorait les enfants de sa sœur, car en vérité personne au monde ne pouvait voir ces quatre enfants sans leur donner l'amour de son cœur. Bôv Derg avait coutume d'aller souvent chez Lîr pour l'amour de ces enfants, comme aussi de les emmener chez lui pour un bon espace de temps, quitte à les laisser ensuite retourner dans leur maison.
À ce moment-là, le peuple-fée cé1ébrait la fête du Temps, sous chaque colline hantée, à tour de rôle ; et quand ils arrivèrent à celle où vivait Lîr, les quatre enfants, par leur beauté, faisaient la joie et le délice de tous. Ils avaient coutume de dormir en des lits sous les yeux de leur père, et Lîr se levait chaque matin au petit jour pour aller s’étendre parmi ses enfants. Mais ce qui advint de tout cela, c'est qu'Ifé s'enflamma d'un feu jaloux, et qu'elle prit les enfants de sa sœur en dégoût et en haine. Alors elle prétendit être malade d'une maladie qui dura près d'une année entière ; et au bout de ce temps-là, elle acheva un coup de traîtrise, jalousie et cruauté contre les enfants de Lîr. Elle fit mettre au joug les chevaux de son char, monter les quatre enfants, et tous roulèrent vers le palais de Bôv Derg. Finuala n'avait aucune envie de la suivre, car, à la voir, elle devinait qu'Ifé méditait leur mort ou leur perte, et elle avait connu en rêve qu'une trahison contre eux hantait l'esprit d'Ifé. N'importe, elle ne put échapper à ce qui l'attendait. Quand ils furent en route, Ifé dit à ses gens :
- Tuez maintenant les autres enfants de Lîr, qui m'ont ravi l'amour de leur père, et je vous donnerai le choix d'une récompense entre toutes les bonnes choses de ce monde.
- Nous n'en ferons rien, dirent-ils. C'est une mauvaise action qui t'est venue en tête, et tu la paieras un jour.
Et comme ils ne voulaient pas faire à son gré, elle-même prit une épée pour se défaire des enfants ; mais, n'étant qu'une femme, et sans grand cœur, ni grande résolution dans l'esprit, elle ne put aller jusqu'au bout. Ils continuèrent vers l'ouest et le Lac aux Chênes, où elle arrêta les chevaux. Là, Ifé dit aux enfants de Lîr d'aller se baigner dans le lac, et ils firent comme on leur disait ; mais ils n'étaient pas plutôt dans le lac qu'elle les toucha d'une baguette druidique, et jeta sur eux l'apparence de quatre cygnes, blancs et beaux.
Et elle leur dit :
- Partez, enfants du roi ! Votre bonne chance vous est à jamais ravie. Triste sera votre histoire à ceux qui vous aiment.
C'est parmi les vols d'oiseaux qu'on entendra pour toujours vos cris.
- Sorcière, car nous savons maintenant quel est ton nom, dit Finuala, tu nous as frappés sans recours ; mais, même si tu nous pousses de vague en vague, il y aura des jours où nous toucherons terre ; nous recevrons de l'aide quand on nous verra, de l'aide et tout ce qui pourra nous soulager ; même s'il nous faut dormir sur les eaux du lac, nos esprits s'envoleront bien loin de grand matin. C'est une cruauté que tu as faite, Ifé, c'est fin cruelle à ton amour que de nous perdre ainsi sans raison ; la vengeance te poursuivra, tu périras en punition de ton crime, car ton pouvoir pour nous perdre ne passe point, de ceux qui nous aiment, le pouvoir pour nous venger. Et maintenant, fixe un temps à la durée de cet enchantement.
- Je le ferai, dit-elle, et pis vous en prendra de l'avoir demandé. La limite que je pose est que l'enchantement dure aussi longtemps que la Femme du Sud ne rencontrera pas l'Homme du Nord. Et puisque vous voulez le savoir de ma bouche, ni amis ni puissance que vous ayez ne pourra jamais vous délivrer de la forme où vous êtes, jusqu'à ce que vous ayez vécu trois cents ans sur le Lac aux Chênes, trois cents ans sur la Passe de la Moyle entre Irlande et Écosse, trois cents ans à Port Domnann ; et telles seront vos étapes à partir de ce jour.
Mais une manière de repentir alors vint à Ifé, et elle dit :
- Puisque maintenant je n'ai plus d'autres secours à vous donner, au moins vous allez pouvoir garder votre langage ; vous chanterez aussi la douce musique des palais souterrains, si douce qu'elle berce jusqu'au sommeil les hommes de la terre, et il n'y aura point au monde musique qui égale la vôtre ; vous garderez encore la raison qui fut vôtre et la noblesse, en sorte qu'il vous pèse moins de demeurer sous la forme d'oiseaux. À présent, disparaissez de devant mes yeux, Enfants de Lîr, avec vos têtes blanches et votre hésitant langage irlandais. Dure malédiction sur de tendres enfants, que de se voir jetés dehors, au gré du vent farouche ! Neuf cents années sur l'eau, le temps a quiconque serait long pour souffrir. C'est moi qui par ma trahison vous imposerai 1'épreuve, le mieux pour vous maintenant est de faire comme je vous dis. Et lui, Lîr, à qui son javelot donna tant de victoires, maintenant en lui son cœur est un noyau de mort. Le gémissement du héros me rend malade, et pourtant c'est bien moi qui ai mérité son courroux.
Alors on saisit les chevaux d'Ifé, on les enjugua à son char, elle poursuivit sa route jusqu'au palais de Bôv Derg, et reçut grand accueil des principaux du peuple. Le fils de Dagda lui demanda pourquoi elle n'amenait pas les enfants de Lîr.
-Je te le dirai, répondit-elle. C'est que Lîr ne t'aime guère, et qu'il ne te confiera pas ses enfants, de crainte que tu ne les gardes tout à fait, et loin de lui.
- La chose m'étonne, repartit Bôv Derg, car j'aime ces enfants-là plus chèrement que les miens-mêmes.
Il pensait, à part lui, que c'était une fourberie de la femme, et ce qu'il fit, ce fut d'envoyer des messagers dans le nord, à la Blanche-Colline. Lîr s'enquit d'eux pourquoi ils venaient.
- À raison de tes enfants, dirent-ils.
- Ne sont-ils pas allés vous voir en compagnie d'Ifé ?
- Non. Et Ifé prétend que c'était toi qui ne voulais pas qu'ils vinssent.
Lîr, à cette nouvelle, eut le cœur brisé de tristesse, car il devinait bien qu'Ifé avait conçu la perte ou la mort de ses enfants. Donc, au petit jour le lendemain, on saisit ses chevaux, et il prit la route du sud-ouest. Quand il fut parvenu jusqu'aux bords du Lac aux Chênes, les quatre enfants virent les chevaux approcher, et Finuala dit :
- Bienvenue soit la troupe de chevaux que j'aperçois venir vers la rive du Lac ! Les hommes qu'ils portent sont puissants, on lit sur eux la tristesse : c'est nous qu'ils poursuivent, c'est nous qu'ils cherchent. Approchons-nous du bord, É, Fiachra, gracieux Conn ! Les arrivants ne sauraient être que Lîr et sa maison.
Lîr, étant venu à la pointe du Lac, s'aperçut que les cygnes avaient la voix de personnes naturelles, et leur demanda comment il se faisait.
- Je te le dirai, Lîr, répondit Finuala. Nous sommes tes quatre enfants à toi, que ta propre femme, sœur de notre mère, vient de perdre sous la poussée de sa jalousie.
- Est-il aucun moyen de vous faire reprendre votre forme ?
- Il n'en est point. Tous les hommes du monde entier n'y pourraient rien, jusqu'au jour où nous aurons fait notre temps, et cela ne peut être avant qu'aient passé neuf cents ans.
En oyant cela, Lîr et ses gens poussèrent trois grandes, lourdes clameurs de chagrin, douleur et gémissement.
- Aimeriez-vous, dit Lîr, venir à terre avec nous, puisque vous avez encore votre même raison et votre mémoire ?
- Nous n'avons, dit Finuala, congé de vivre avec aucun être humain à présent : il nous reste notre langage, l'irlandais, et nous pouvons chanter de suave musique, belle à réjouir toute la race des hommes qui pourrait 1'écouter. Passez la nuit ici, nous vous donnerons notre musique.
Lîr et sa maison, donc, firent halte en ce lieu, tendant l'oreille à la musique des cygnes, et cette nuit-là jouirent d'un doux sommeil. Lîr, le lendemain matin, se leva de bonne heure et fit cette chanson :
"Il est temps de quitter ce lieu,
Je ne puis y dormir bien que je sois couché.
Séparé de mes chers enfants,
Voilà qui tourmente mon cœur.
C'est un cruel filet que je jetai sur vous,
Le jour où j'amenai dans ma demeure Ifé.
Je n'aurais jamais formé ce dessein
Si j'avais su ! si j'avais su !
Finuala, gracieux Conn, É, Fiachra, mon fils aux beaux draps,
C'est malgré moi que je vous quitte,
Vous et le havre où vous vivez."
Alors, il poursuivit jusqu'au palais de Bôv Derg, où l'accueillit une bienvenue ; mais Bôv lui fit reproche de ne pas amener ses enfants avec lui.
- Hélas ! dit Lîr, ce n'est pas moi qui refuserais d'amener mes enfants. C'est cette Ifé là-bas, ta fille d'adoption et la sœur de leur mère, qui leur a imposé la forme de quatre cygnes sur le Lac aux Chênes, comme le peut voir tout le peuple d'Irlande ; mais ils conservent encore leur raison, leur esprit, leur voix et leur langage irlandais.
À ces mots, Bôv eut un violent sursaut, car il connut que Lir disait vrai et après un reproche acerbe à Ifé, il lui dit :
- Traîtrise qui pour toi-même, Ifé, finira plus mal que pour les Enfants de Lîr ! Quelle forme toi-même penserais-tu la pire qu'on pût t'infliger?
- La pire serait, je pense, d'être muée en un démon de l'air.
- Et c'est celle ou je vais te changer.
Sur quoi il la toucha de sa baguette druidique, et elle se trouva soudain tournée en un malin esprit de l'air, et en cette figure elle s'enfuit sur l'aile du vent, et elle y est encore, et elle y sera jusqu’à la consommation de la vie et du temps.